En swipant sur Tinder, inlassablement, les lesbiennes qui utilisent l’app de rencontre sont confrontées à ce problème. « Recherche troisième personne pour pimenter notre couple », peut-on lire dans la présentation de l’un profil, « on cherche une femme pour un plan à trois » dans un autre, « expérimentation », « fantasme », etc..
« À un moment, quand je me connectais sur Tinder, un tiers des profils que je voyais dans mon feed étaient des couples hétéros », se souvient Célia. Toutes les personnes que Numerama a interrogées pour cet article sont formelles : les couples en recherche d’une troisième personne sont un problème généralisé sur les applications de rencontre. Mais ils ne sont qu’un problème parmi beaucoup d’autres.
Aujourd’hui, il n’a jamais été aussi simple de rencontrer de nouvelles personnes. Les différentes apps et sites de rencontre permettent à beaucoup de Françaises et Français chaque année de trouver plans cul et relations stables, parfois en seulement quelques clics ou swipes. Adopte un mec, Meetic, Tinder ou même Grindr comptent des milliers d’utilisateurs en France. Malgré ces révolutions et ces innovations, pour les lesbiennes, cela reste toujours autant la galère.
« Il n’y a pas grand monde » sur les quelques apps lesbiennes
Au moment de télécharger une application de rencontre, une évidence s’impose très vite pour les lesbiennes et les femmes queers : il n’y a pas vraiment le choix. « Quand tu es hétéro, il y a énormément d’options, les identités de chaque app sont vraiment claires. Mais pour les femmes, ça n’est pas le cas », résume Delphine. « Je m’étais renseignée et c’est dur de trouver des apps juste pour meufs. C’est pas bien renseigné, tu ne sais pas trop d’où elles viennent, ni si c’est plutôt pour des plans cul ou du sérieux… »
Il existe bien des app destinées uniquement aux lesbiennes et aux femmes queers. La recherche « rencontre lesbienne » sur le Google Play Store donne une vingtaine de résultats, et 8 apps existent sur l’App Store d’Apple. Cependant, en France, elles ne sont que très peu utilisées. Seules deux d’entre elles ont été mentionnées par les personnes que Numerama a interrogées : Her, et Zoe. Et sur ces apps, « il n’y a pas grand monde », a pu constater Delphine.
De plus, une grande partie des rares personnes présentes sur ces apps ne sont pas françaises. « C’était surtout des Américaines ou des filles de passage en France », se souvient Léna, qui a essayé Her à Lyon il y a quelques années, avant de rapidement arrêter. Et dès qu’on sort des grandes villes, c’est encore pire. Saf, qui a essayé Her et Zoe à Rouen, se souvient qu’« il n’y avait personne. Sur l’une des deux, il n’y avait littéralement aucun profil, et sur l’autre, on était trois, dont une mineure.»
Her revendique environ 150 000 utilisatrices en France. À l’inverse de Grindr, la très populaire app de rencontre pour hommes gays, « j’ai l’impression que personne ne sait que Her et Zoe existent, et que du coup ça ne marche pas », analyse Delphine. Et, en effet, si toutes les personnes interrogées par Numerama nous on parlé de ces deux apps, aucune d’entre elles ne les a utilisées longtemps.
Pas assez de modérateurs ou modératrices
Sur Her, parmi les rares personnes inscrites, on trouve en fait beaucoup de faux profils. Aisling estime que, sur Her, près d’un quart des profils qu’elle a pu voir seraient des faux. Elle parle de profils « qui viennent demander des nudes directement », ou encore de ceux « qui matchent entre 1 h et 3 h du matin, demandent à passer sur Snapchat et à avoir des nudes.»
Célia raconte avoir été confrontée à « des faux profils qui essayaient de soutirer de l’argent », et avoir préféré aller sur Meetic. « Ils font vraiment un travail de modération. Je n’ai jamais été emmerdée par un homme ou par un couple. »
De manière générale, les apps spécialisées pour lesbiennes et femmes queers sont toutes américaines. Et comme elles sont faites par des anglophones, la modération n’arrive pas toujours à suivre. Contactée par Numerama, Robyn Exton, la fondatrice de Her explique en effet que les 40 modérateurs employés par l’app ne parlent pas français, et utilisent des logiciels de traduction. « Nous espérons bientôt ajouter des modérateurs français à notre équipe », tempère-t-elle. Si les faux profils ne restent pas forcément longtemps sur l’application, le fait est qu’ils ont, souvent, le temps d’entamer des conversations avec les utilisatrices, et qu’ils sont trop nombreux.
« Aucune nouvelle personne à proximité »
Peu de personnes inscrites, faux profils… ces problèmes poussent au final les lesbiennes et les femmes queers à se tourner vers d’autres solutions : les apps ou sites de rencontre « généralistes ». « Je ne connais personne de mon entourage qui utilise vraiment les apps spéciales pour lesbiennes », résume Delphine.
Toutes les personnes interrogées confirment : au final, se sont surtout sur les app classiques que les lesbiennes vont. Mais même sur Tinder, l’une des apps de rencontre les plus téléchargées en France, les lesbiennes se retrouvent régulièrement confrontées à un message : « Aucune nouvelle personne à proximité ».
« Il m’est arrivé 3 ou 4 fois de voir ce message, en seulement quelques semaines d’utilisation », raconte Léna, qui vit pourtant à Lyon. « Je me suis dit, wow, je suis arrivée au bout, et pourtant j’habite pas à la campagne. J’étais étonnée, et déçue aussi. Je m’étais dit : j’ai pas pu arriver au bout de toutes les lesbiennes célibataires de Lyon c’est pas possible. Elles sont où ? Il faut que j’aille où ? », se souvient-elle.
« À la base, tu veux juste rencontrer des filles, mais en fait tu galères. J’étais solo dans ma recherche, je trouvais personne sur les applis, et ça m’a fait manquer plein de trucs », regrette Delphine. « Je me suis sentie très démunie. Quand tu commences à vouloir rencontrer des filles, même à Paris, le premier réflexe c’est les applis ou internet, mais en fait t’as pas beaucoup d’infos ou de choix. »
Et le problème est exacerbé dès que l’on sort des grandes métropoles. « Ça m’arrive très régulièrement d’arriver au bout des profils. Il y a eu des fois où je swipais 10 fois, et il n’y avait plus personne », explique Saf, qui vit à Rouen. Et parmi ces 10 profils, Tinder lui proposait des couples et des hommes.
« Tu ne te sens pas comme une personne »
Le couple hétérosexuel cherchant une femme queer pour réaliser un plan à trois est, de loin, le problème le plus récurent et le plus exaspérant pour une très grande partie des lesbiennes. « C’est toujours très agaçant de voir que c’est pour “pimenter leur couple”», se souvient Léna. « Et encore, parfois ce n’était pas précisé dans leur description ou sur les photos. Ça m’a refroidie ». « Tu as beau écrire dans ta description que tu ne veux pas de couple, ils viennent quand même te parler, et c’est fatigant », abonde Célia.
«L’impression d’être un jean qu’on peut essayer.
Comme s’ils savaient que leurs intentions n’étaient pas forcément bienvenues, certains couples hétérosexuels n’osent pas vraiment assumer pourquoi ils sont sur ces apps. « Les meufs qui te balancent au bout de trois jours de conversation qu’elles sont en couple, ou qui te demandent si ça te dérange si leur copain regarde… T’as vraiment l’impression d’être un jean qu’on peut essayer. C’est très objectifiant, tu ne te sens pas comme une personne », raconte Saf, amère.
Officiellement, il est interdit sur Tinder d’utiliser un même compte pour plusieurs personnes. « Les comptes ne peuvent pas avoir plusieurs propriétaires, n’en créez pas un avec un ami ou avec votre partenaire », peut-on lire dans les conditions générales d’utilisation de l’app. Mais dans les faits, il existe des centaines de profils de ce genre, représentant parfois près d’un quart des profils apparaissant dans les feeds des lesbiennes.
« Beaucoup trop récurrent pour que ça soit une erreur »
En plus de la quantité excessive de couples hétéros cherchant une lesbienne pour assouvir leurs fantasmes, les femmes queers doivent souvent faire face à un autre problème : l’algorithme de Tinder. Les utilisatrices lesbiennes de l’app voient en effet régulièrement des profils d’hommes cis apparaitre dans leurs feeds.
« C’était beaucoup trop récurrent pour que ça soit une erreur », se souvient Chloé, qui a une hypothèse : « Je sais très bien que les apps veulent fournir du contenu pour que tu swipes le plus possible ». Le même problème est arrivé plusieurs fois à Léna. « Quand Tinder me proposait des mecs, c’était justement quand l’app me disait qu’il n’y avait plus personne à proximité. J’avais l’impression que l’app essayait de me trouver un truc malgré tout.»
Il n’y a pas qu’en France que les lesbiennes doivent swiper à travers des profils d’hommes cis avant de pouvoir tomber sur ceux d’autres femmes. Une journaliste du média américain NBC News avait d’ailleurs consacré un article en 2019 à ce problème, et constaté que la moitié des profils que Tinder lui proposait était soit des couples hétérosexuels, soit des hommes cis. Intriguée, elle s’était également rendu compte que son profil apparaissait dans le feed de ces hommes, sans qu’elle ait choisi cette option dans les réglages de l’application.
Interrogé par Numerama, Tinder explique que ce genre d’erreur dans l’algorithme serait dû au fait que des « membres pouvaient parfois changer leur genre, de manière volontaire ou par inadvertance ». Ils pourraient « ainsi être visibles par des personnes qui recherchent d’autres types de rencontres. La seule façon de remédier à cela serait d’empêcher les membres de changer leur genre. Ce n’est pas une modification de notre produit que nous sommes prêts à faire.»
Aucune des personnes interrogées par Numerama n’a essayé d’entamer la conversation avec les hommes vus dans leurs feeds. Mais la journaliste de NBC News a tenté l’expérience. « Quand j’ai demandé à l’un d’eux s’il avait mis par erreur dans son profil qu’il était une femme, il m’a répondu que non », écrit-elle dans l’article. « Il m’a expliqué être un homme hétérosexuel, et qu’il ne comprenait pas pourquoi son profil était apparu dans mon feed ».
« C’est symptomatique »
Il est évident que les personnes hétérosexuelles et que les hommes queers rencontrent eux aussi des problèmes sur les apps de rencontre. Néanmoins, il se dégage des interviews que Numerama a menées un sentiment de lassitude, chez les lesbiennes en particulier. « Je trouve ça très symptomatique », explique Delphine : la communauté lesbienne est habituée à être mal servie. « C’est la même chose pour les bars et les boîtes lesbiennes : même à Paris, il n’y en a qu’une ou deux. Tu es vite bloquée, alors que pour les gays, il y a tellement de choix ». « C’est rageant de voir qu’il existe autant de trucs pour les hommes gays », confie Léna.
« Les gens ne pensent pas que les lesbiennes sont un assez gros groupe qui rapporterait de l’argent, et comme ça coûte cher de créer une app, ils ne le font pas. C’est comme pour les bars et les boîtes », analyse-t-elle. « Les gens qui font les app ne pensent pas aux lesbiennes ». Toutes les apps de rencontre ont été fondées par une majorité d’hommes, à part Her, créée par une femme. Et pourtant, Her et Zoe ne marchent pas en France. Pourquoi ? Comment sortir du cercle vicieux qui force les lesbiennes à laisser tomber les apps faites spécifiquement pour elles, et à perpétuer le problème ? Pourquoi n’y a-t-il pas non plus de « Grindr lesbien » ?
« C’est peut-être par rapport à la honte que les femmes peuvent avoir quant à leur désir sexuel », suppose Saf. « Les femmes qui ont des coups d’un soir avec d’autres femmes, ça va contre les attentes de la société. Je pense qu’une femme qui a du désir et qui l’assume, c’est pas bien vu ». Même son de cloche chez Célia : « On vit dans une société hétéronormée, alors même si on a des envies aussi, on n’a pas appris ce genre de comportements ». « Heureusement que Tinder, ça marche pour nous », conclut Léna.
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